La présente proposition vise à permettre un contrôle accru de la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire. En particulier, le Roi est, le cas échéant, autorisé à prendre des mesures temporaires et urgentes telles que la fixation de prix minima et maxima, de marges bénéficiaires minimales et maximales, l’instauration d’un blocage des prix, ou toutes autres mesures liées au prix.
I. La situation des acteurs de la filière agricole La situation des acteurs de la filière agricole est particulièrement fragile. Leurs activités sont à la fois dépendantes des évolutions des coûts de production, mais aussi des conditions climatiques et environnementales. Depuis 1980, le nombre d’exploitations agricoles a été divisé par trois, passant de 113.883 à 35.192 en Parallèlement, la superficie moyenne a triplé, passant de 12,49 ha en 1980 à 38,7 ha en 2022. La Belgique a perdu 63 % de ses fermes, principalement des petites exploitations de moins de 5 ha1.
Ces chiffres confirment une tendance à la disparition des petits agriculteurs et agricultrices face à une concentration foncière grandissante. Cette tendance est renforcée par le vieillissement démographique de la profession. La majorité des agriculteurs ont aujourd’hui plus de 55 ans et les repreneurs sont rares, la proportion des jeunes agriculteurs ne cessant de diminuer.
Sur le plan économique, les filières agricoles et agroalimentaires sont caractérisées par une importante dissymétrie entre la production (l’amont), très atomisée, et la distribution (l’aval) très concentrée. Il résulte de cette situation de marché une répartition de la valeur défavorable aux producteurs, qui se trouvent le plus souvent confrontés à un pouvoir de négociation déséquilibré. De plus, depuis 2007, on observe une variabilité accrue du revenu des exploitations agricoles qui renforce la dépendance de certaines filières aux subventions publiques.
Les analyses produites par le SPF Économie, PME et classes moyennes et Énergie (ci-après “SPF Économie”) soulignent que la filière agricole est marquée par de fortes disparités régionales, mais aussi entre orientations technico-économiques. Une vue globale peut ainsi masquer d’importantes difficultés rencontrées ces dernières années par certaines filières. Ainsi, bien que le revenu net se soit globalement amélioré en 2022, les producteurs de fruits, de viande bovine, de viande porcine et de volaille connaissent de grandes difficultés. Les producteurs de viande porcine et de volaille, par exemple, font face à un revenu négatif depuis 2021 et risquent de connaître des pertes encore plus importantes en 20223. La situation de la distribution (l’aval) reste également fragile, avec, par exemple, un taux de marge nette du secteur de la grande distribution qui baisse en moyenne depuis 2012. Ces acteurs sont également fragilisés par le développement du commerce en ligne et l’omniprésence de certains acteurs sur les marchés mondiaux. Par ailleurs, les situations sont très variables d’une entreprise à une autre. Par exemple, les marges nettes des grandes entreprises du secteur de la distribution en 2021-2022 varient de -7,31 % à +5,12 %4.
Soulignons toutefois que les marges nettes peu élevées des distributeurs – en moyenne 0,91 % en 20225 – doivent être observées à la lumière du chiffre d’affaires dégagé. Les analyses du SPF Économie montrent, en effet, que ce sont surtout les petites entreprises qui ont vu leur marge se contracter.
La situation des maillons intermédiaires (industries agroalimentaires: grossistes, entreprise de transformation, entreprises de stockage…) est peu étayée par les chiffres. Les situations sont, en effet, variables entre les distributeurs et la chaîne d’approvisionnement connaît, par ailleurs, d’importantes fluctuations dans le temps. Leur rôle dans la captation de la marge pourrait être davantage explicitée dans les prochaines analyses de l’Observatoire des prix.
Dès lors, chaque maillon de la filière agroalimentaire connaît des difficultés liées à l’augmentation des coûts et à la volonté de rester concurrentiel sur un marché en tension. Toutefois, les difficultés rencontrées dans certains secteurs situés à l’amont de la filière agroalimentaire, si elles peuvent résulter de multiples facteurs liés aux spécificités de ces marchés, sont également liées pour partie aux relations commerciales tendues tout au long des filières.
La nécessaire transformation des systèmes agricoles vers plus de qualité, de respect de l’environnement, du bien-être animal et une alimentation saine ne pourra s’opérer sans que cesse une guerre des prix génératrice de destruction de valeur et d’appauvrissement des producteurs.
II. Cadre juridique de la politique en matière de prix des produits agricoles (antérieur à la sixième réforme de l’État). En Belgique, la politique en matière de prix des produits agricoles est essentiellement fondée sur le principe du libéralisme et, dès lors, ces prix ne sont généralement pas fixés de façon contraignante par les pouvoirs publics.
Jusqu’à la sixième réforme de l’État, le ministre de l’Économie et le ministre de l’Agriculture pouvaient exercer un contrôle sur les prix. Ce contrôle s’exerçait notamment sur la base de l’arrêté-loi du 22 janvier 1945 (loi sur la réglementation économique et les prix) qui permettait au ministre de l’Économie de fixer soit pour l’ensemble du pays, soit pour certaines parties de celui-ci des prix maxima de vente pour les produits, denrées et marchandises. Le ministre pouvait également conclure des contrats de programme avec des entreprises groupées (fédérations sectorielles) ou individuelles de la chaîne agroalimentaire, comportant des engagements relatifs au niveau de prix pratiqués. Cet arrêté-loi permettait également au ministre de prescrire toutes modalités nécessaires à sa mise en application et à son exécution et notamment l’obligation de déclarer les hausses de prix projetées ou décidées (art. 2, § 4, de l’arrêté-loi du 22 janvier 1945). Des mesures concrètes de fixation des prix avaient ainsi été fixées pour certains produits agricoles et alimentaires. Des prix maximas avaient notamment été arrêtés pour le pain (arrêté ministériel du 7 janvier 1992), le lait de consommation (arrêté ministériel du 13 septembre 1989), la farine de froment (arrêté ministériel du 9 août 1984) ou encore les pommes de terre (arrêté ministériel du 29 avril 1976).
Des contrats de programme étaient également conclus puisque ceux-ci permettent une adaptation souple et rapide des prix à l’évolution de certains paramètres, notamment les matières premières. Des contrats de programme avaient, par exemple, été conclus concernant la margarine, le café torréfié ou les aliments composés pour animaux. Des accords sectoriels étaient aussi intervenus notamment pour l’huile de table ainsi que pour les fromages importés. Enfin, le gouvernement possédait un droit de regard sur les prix en vertu d’un arrêté ministériel du 24 juin 1988 qui prévoyait une procédure exigeant une déclaration de hausse de prix à introduire auprès du ministre de l’Économie.
III. Cadre juridique de la politique en matière de prix des produits agricoles (postérieur à la sixième réforme de l’État)
A. Étendue de la compétence fédérale en matière de fixation des prix La loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 dispose dans son article 6, § 1er, VI, alinéa 5, 3°, que “l’autorité fédérale est seule compétente pour […] la politique des prix et des revenus, à l’exception de la réglementation des prix dans les matières qui relèvent de la compétence des régions et des communautés, sous réserve de l’article 6, § 1er, VII, alinéa 2, d”. Dès lors, l’autorité fédérale est compétente pour la politique des prix dans les matières fédérales, alors que les entités fédérées sont compétentes pour la politique des prix dans les matières régionalisées ou communautaires.
Les travaux parlementaires de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 mentionnent, toutefois, que l’autorité fédérale reste également compétente pour utiliser “les instruments de la politique des prix, comme le blocage des prix afin de lutter contre l’inflation ou de préserver la concurrence”. Conformément aux travaux parlementaires, l’autorité fédérale peut donc prendre des mesures portant sur les prix de services et de produits relevant tant des compétences régionales que communautaires et fédérales lorsque le but réel de la mesure est la lutte contre l’inflation ou la protection de la concurrence et dès lors que ces mesures n’ont pas pour objectif d’influer sur les politiques communautaires ou régionales concernées, ni pour effet d’influencer celles-ci de manière disproportionnée.
B. Bases légales en matière de fixation des prix Depuis la sixième réforme de l’État, le législateur fédéral dispose de peu de marge pour agir en matière de détermination des prix. L’article 9 de la loi du 3 avril 2013 “portant insertion du livre IV ”Protection de la concurrence” et du livre V “La concurrence et les évolutions de prix” dans le Code de droit économique et portant insertion des définitions propres au livre IV et au livre V et des dispositions d’application de la loi propres au livre IV et au livre V, dans le livre I er du Code de droit économique” (ci-après: “loi du avril 2013”) a abrogé l’article 1er de la loi du 22 janvier 1945 sur la réglementation économique et les prix (ci-après: “loi sur la réglementation économique et les prix”).
L’article 2 de la loi sur la réglementation économique et les prix permet au ministre de l’Économie de fixer des prix maxima dans les matières mentionnées à l’article 1er, § 1, de cette loi. Cette possibilité n’existe plus depuis l’abrogation de l’article 1er en 2013. Par conséquence, la loi sur la réglementation économique et les prix ne constitue plus une base légale suffisante pour permettre au ministre de l’Économie de fixer des prix minima et fixer des marges maximales.
La loi du 3 avril 2013 a également précisé les règles s’appliquant à la formation des prix, reprises dans l’article V.2 du Code de droit économique (CDE), qui dispose que “les prix des biens et services sont déterminés par le libre jeu de la concurrence”. Ce principe général connaît cependant des dérogations, conformément au principe lex specialis generali derogat. Lors des travaux parlementaires entourant le projet de loi, le Conseil d’État soulignait déjà que les termes choisis étaient trop absolus8. Pour préciser la portée de ce principe, les travaux parlementaires ont donc indiqué que l’affirmation de ce principe de libre fixation des prix par le jeu de la concurrence n’est pas incompatible avec les exceptions et dérogations prévues.
Le CDE prévoit également une procédure faisant intervenir l’Autorité belge de la concurrence (ABC) (voir les articles V.3 et V.5 du CDE). Conformément à ces dispositions, “lorsque l’Observatoire des prix constate un problème en matière de prix ou de marges, une évolution anormale de prix, ou un problème structurel de marché, […], [il] fait rapport de ses constatations au ministre” puis “transmet dans le même temps ce rapport à l’Autorité belge de la concurrence qui s’en saisit” (article V.3 du CDE). Le Collège de la concurrence peut prendre des mesures provisoires destinées à répondre aux constations visées à l’article V.3 “s’il s’avère urgent d’éviter une situation susceptible de provoquer un dommage grave, immédiat et difficilement réparable pour les entreprises concernées ou pour les consommateurs dont les intérêts sont affectés, ou de léser l’intérêt économique général” (article V.4 du CDE). Ces mesures interviennent au terme d’une procédure détaillée à l’article V.4, §§ 2 à 6, et s’appliquent pour une période de six mois au maximum. Un recours peut être introduit devant la Cour des marchés contre les mesures prises en vertu de l’article V.4 (article V.5 du CDE). Cependant, cette procédure n’a jamais été mise en œuvre. En effet, l’ABC n’a jusqu’à présent rendu aucune décision sur le fondement du livre V du CDE.
Enfin, il existe des lois dérogatoires au principe de libre fixation des prix par le jeu de la concurrence relatives à certains secteurs spécifiques. Ces lois permettent au pouvoir exécutif de prendre des mesures de fixation des prix. À titre d’exemples, nous pouvons citer:
- en matière d’énergie: l’article 20, § 2, de la loi du 29 avril 1999 relative à l’organisation du marché de l’électricité et l’article 15/10, § 2, de la loi du 12 avril 1965 relative au transport de produits gazeux et autres par canalisation permettent au Roi de fixer des prix maxima pour les clients protégés résidentiels;
- en matière de crédit hypothécaire: les articles VII.141, § 2, alinéa 2, et VII.145, alinéas 6 et 7, du CDE qui permettent au Roi de déterminer des frais de dossiers maxima en matière de crédit hypothécaire avec une destination immobilière; — en matière de tabac: la loi du 3 avril 1997 relative au régime fiscal des tabacs manufacturés;
- en matière de médicaments: le livre V, titre 2, du CDE qui octroie au Roi des compétences en matière de fixation des prix des médicaments et assimilés;
- en matière d’implants: l’arrêté ministériel du 18 février 1998 fixant les marges des implants;
- en matière d’assistance sociale: l’arrêté ministériel du 12 août 2005 portant dispositions particulières en matière de prix pour le secteur des établissements d’accueil pour personnes âgées.
Il résulte de ce qui précède que les possibilités de contrôle des prix par l’exécutif ont été largement restreintes depuis la sixième réforme de l’État.
C. Le mandat et la mission de l’Observatoire des prix L’Observatoire des prix a été mis en place par la loi du 8 mars 2009 modifiant la loi du 21 décembre 1994 portant des dispositions sociales et diverses. Il exerce depuis une mission de surveillance continue sur les prix d’un ensemble de produits et de services couvrant des besoins de base.
L’Observatoire des prix articule ses missions selon trois axes: l’analyse trimestrielle et annuelle de l’inflation, des études thématiques et ponctuelles sur l’évolution des prix, des niveaux de prix ou du fonctionnement de marché de secteurs économiques, le screening horizontal des secteurs et des marchés (état des lieux de fonctionnement de marchés de biens et de services en Belgique).
Encore une fois, il est intéressant d’observer l’intention du législateur dans les travaux parlementaires. Le ministre Van Quickenborne, indiquait ainsi à la Chambre des représentants que “sur la base des informations publiques [transmises dans les rapports de l’Observatoire des prix], tous les intéressés peuvent réagir et formuler des propositions. Il incombe ensuite aux ministres respectifs de prendre des mesures dans leurs domaines de compétence. C’est ainsi que le ministre pour l’Entreprise et la Simplification peut, si nécessaire, faire appel aux organes de la concurrence ou utiliser les instruments que la loi du 22 janvier 1945 sur la réglementation économique et les prix met à sa disposition”.
Il ressort ainsi des travaux parlementaires que l’intention présidant à la mise en place de l’Observatoire des prix était de permettre au pouvoir exécutif de prendre des décisions relatives au contrôle des prix sur la base de la surveillance exercée par l’Observatoire. Il faut, cependant, regretter l’absence d’un dispositif qui assurerait l’articulation entre la surveillance des prix par l’Observatoire des prix et le contrôle des prix par l’exécutif, lorsque l’Observatoire des prix observe un problème spécifique en matière de marges ou de prix.