La souffrance comme garde-fou
La souffrance comme garde-fou

La souffrance comme garde-fou

Quand la faiblesse devient une force…

J’ai choisi de publier l’intégralité de l’article-portrait sous forme de confession que le Vif m’a consacré parce que vous avez été nombreux depuis mercredi soir et la sortie numérique à m’envoyer des messages de soutien, de sympathie, de bienveillance.
Je veux que vous sachiez qu’au cœur de mon engagement politique, il y a vous, vos faiblesses, vos demandes, vos réussites, vos urgences et que c’est aussi vous qui m’avez permis, avec mes proches, ma famille, mes amis de rester debout.
Je voulais aussi qu’il soit un message d’espoir pour tous ceux qui souffrent et qui cherchent le sens …

Touchée par une grave hernie discale et atteinte d’une algie vasculaire de la face chronique, la députée fédérale Vanessa Matz voit désormais le monde autrement. Sa vie personnelle et politique n’a plus qu’un fil rouge : l’essentiel. Parce que, clame la Liégeoise, sa « faiblesse est devenue une force morale »

Longtemps, elle s’est levée de bonne heure. Quatre heures de sommeil par nuit, c’était sa moyenne. Jusqu’à ce que le ciel lui tombe et lui retombe sur la tête, la députée fédérale CDH Vanessa Matz carburait à l’adrénaline, au stress, à la vitesse. Tout, tout de suite, tout le temps.

« J’ai toujours pensé que j’avais le soutien de la population en raison de mon hyperactivisme, de ma disponibilité totale, de mes réactions au quart de tour, tous azimuts, raconte-t-elle. Dans mon esprit, c’est cela qu’on attendait d’un responsable politique. »

Entre février 2016 et novembre 2017, trois tsunamis successifs font voler en éclats ces certitudes. D’abord victime d’une grave hernie discale qui lui laisse en cadeaux des maux de dos continuels et une jambe gauche « à moitié fichue », elle se convainc que ça passera, après un peu de repos. Et quatre opérations en six semaines. Mais ça ne passe pas et ne passera jamais. Au téléphone, son président de parti, Benoît Lutgen, refuse l’éventualité de la démission qu’elle lui propose.

Au printemps 2017, Vanessa Matz apprend, après une série de crises qu’elle ne s’explique pas, qu’elle souffre en sus d’une algie vasculaire de la face, une maladie que l’on qualifie « du suicide », tant les douleurs qu’elle engendre, sous forme de maux violents qui zèbrent la tête, sont insoutenables. « Les pires que le corps puisse expérimenter », dit la médecine. Selon ceux qu’elle frappe, cette maladie dure ou s’évapore, sans que l’on sache pourquoi. Des traitements existent, tous imparfaits. Lorsqu’elle découvre qu’en dépit de toute volonté, la vie d’après ne sera plus en rien comparable à celle d’avant, la députée liégeoise se croit devenue inutile. Dès lors qu’il ne lui est plus possible de courir, ni au propre ni au figuré, de répondre à chaque sollicitation dans l’heure, d’être à la fois parlementaire, épouse, maman et échevine à Aywaille, son monde se fracture.

« Je voulais que tout redevienne comme avant. Je ne voyais pas comment avoir été et être, demain, une autre. »

D’autant que ce basculement de vie s’impose à elle à son corps défendant – on ne peut mieux dire. C’est donc ici, à 44 ans, que tout s’arrête, pense-t-elle. Tout, à savoir une carrière d’élue communale, de collaboratrice parlementaire, de secrétaire politique, de cheffe de cabinet, de directrice politique, de sénatrice, de négociatrice lors de la légendaire crise des 541 jours, de députée. Poursuivre son travail lui semble impossible : comment faire si une crise survient en pleine interview télévisée?  Ou en commission de la Chambre ? Elle n’a pas non plus envie – orgueil et pudeur mêlés – que ce mal qui l’accable se sache.

Du coup du sort à l’opportunité

Septembre 2017. Les douleurs n’ont pas disparu. Si Vanessa Matz ne s’habitue pas à elles, et nul ne le pourrait, elle s’habitue sans doute, à reculons, à l’idée qu’elles pourraient cheminer avec elle pendant des années. Sur cette évidence, elle n’a pas de prise. Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ? Qu’a-t-elle fait pour mériter ça ? se demande-t-elle dans ce réflexe de culpabilité que développent souvent ceux qui ont été élevés dans la religion catholique. Aucune réponse ne lui parvient. Dans ce silence de cathédrale, son engagement politique ne faiblit en rien. Mais il faut, à présent, lui donner d’autres formes.

« J’ai pensé qu’il s’agissait peut-être d’une opportunité à saisir pour faire de la politique d’une autre façon, en allant à l’essentiel.»

Dès lors, en une longue pirouette, elle ne subit plus le changement qui lui est imposé : elle le choisit. Et c’est comme une libération. Pour franchir sans chuter cette étroite passerelle qui serpente entre avant et après, Vanessa Matz ne se fait pas accompagner. Elle y arrivera toute seule. La mort de son frère cadet, en novembre 2017, achève de la convaincre : hors l’essentiel, il n’y aura pas de salut. S’éloigner de lui revient à priver de sens toute existence. Y compris celle des responsables politiques.

«Si la population a perdu confiance dans la politique, c’est notamment parce que les élus n’ont pas pu s’occuper de ses préoccupations quotidiennes. Ou se sont dit impuissants à agir, rejetant la responsabilité de tous les maux sur les marchés, l’Europe, les multinationales. Mais si les élus avouent ne plus pouvoir agir, à quoi servent-ils encore ? »

La députée liégeoise ne s’exonère pas de la critique: pendant des années, elle a fait comme les autres, surfant sur l’actualité, bondissant sur les réseaux sociaux, agissant au coup par coup, sans vision précise à long terme. Désormais, elle se concentre donc sur «l’essentiel». Elle ne pourrait pas faire plus. Mais elle ne fera certainement pas moins. « Enfin!» lui disent ou écrivent ceux qui la suivent de près. Dès lors, elle refuse et refusera à l’avenir de jouer le jeu de l’immédiateté. Son travail politique s’effectuera le plus possible en amont – comment éviter des délocalisations d’entreprises, par exemple – et non plus seulement en réaction aux problèmes qui se posent – la délocalisation est annoncée, que faire?

« Je fais mienne l’absolue nécessité d’avoir une vision à long terme, sur laquelle viennent articuler des mesures concrètes. »

C’est donc que cette vision à long terme lui faisait défaut jusqu’alors ? 

« Oui. Les médias fonctionnent beaucoup sur le buzz qui fera vendre le journal ou cliquer sur tel article de leur site Internet. C’est du très court terme. Les politiques les alimentent en ce sens, de manière à ce que leur ego soit flatté. J’ai marché dans ce système, moi aussi. Aujourd’hui, loin de l’urgence médiatique, j’agis comme le Petit Poucet : je sème des cailloux humanistes qui indiquent la direction dans laquelle je voudrais que la société évolue. »

La méthode semble payante. A l’issue de la campagne  électorale de mai dernier, où elle tirait la liste CDH à la Chambre pour la circonscription de Liège, elle a décroché l’un des cinq sièges dévolus à son parti.

« Tant qu’à souffrir, autant que ça serve »

Vanessa Matz s’est donc trompée. Et tout le monde politique avec elle. Il n’est pas nécessaire d’être hyperactif pour exister en politique. Il n’est pas utile de se doper aux tweets qui dézinguent l’autre. Il n’est pas indispensable d’être aux aguets 24 heures sur 24, par peur de rater ce que l’on croit inratable.

« La politique, c’est d’abord un débat d’idées et la conscience profonde des mutations qui s’annoncent. »

Cette politique en amont, la députée ne la sent guère vibrer dans le monde politique, plutôt adepte de la rustine et du sparadrap, entre autres en raison du carrousel électoral permanent. Dommage. Sans doute, certains députés ont-ils jugé que ça lui passerait, à Vanessa Matz, cette envie de penser à long terme. Mais non, en fait.

« Ma faiblesse est devenue une force  morale. Lutter contre la douleur reste un combat de tous les jours. Je ne veux pas ’’faire avec’’, cette expression horrible que j’ai entendue des centaines de fois. Je veux faire un peu plus que ça. Tant qu’à souffrir, autant que ça serve.»

Transformée par l’épreuve, la députée sait aujourd’hui que devenir quelqu’un d’autre ne signifie pas devenir quelqu’un de moins bien. « J’ai le sentiment d’avoir plus de crédibilité aujourd’hui.

Comme si les gens se disaient : “Elle ne se moque pas de nous. Elle a mal. Elle sait de quoi elle parle.”» Peut-être a-t-elle malgré elle signifié qu’en souffrant, elle était comme tout le monde, loin de l’image que certains se font des élus. D’aucuns lui assurent, d’ailleurs, qu’elle a gagné en authenticité et en humanité. Certains autres lui parlent de leurs propres maladies. «A vous, je peux le dire…» Devenue confidente, elle écoute à présent comme elle l’avait rarement fait jusque-là. Et quand des «Bonne année et une bonne santé !» fusent autour de la Saint-Sylvestre, elle ressent jusque dans sa chair le poids de chaque mot.

«J’ai le sentiment que je ne suis plus une machine.»

Elle n’oublie pas non plus qu’elle a, d’une certaine manière, de la chance. La maladie l’a frappée, mais elle n’est pas seule pour l’affronter. Et elle n’est pas dépourvue de moyens financiers pour se soigner. Cela n’élude pas la question de la recherche du sens quand des douleurs aussi indescriptibles vous accablent.

«Dans les moments les plus durs, il faut aller chercher la force de continuer. On se met à douter et, même en étant plutôt catholique et humaniste, à se demander: au fond, y a-t-il quelqu’un, là au-dessus ? »

Des âmes attentives glissent souvent dans le creux de l’oreille de Vanessa Matz de prendre soin d’elle. Mais elle n’a jamais fait ça de sa vie.

« Je trouvais ça très égoïste – réflexe judéo-chrétien, encore. M’accorder parfois la priorité remue de fond en comble les valeurs reçues dans mon éducation. C’est un apprentissage très long, de se détacher de la culpabilité. Mais je commence à comprendre que plus on se sent bien, plus on sait donner aux autres. Je change, je suis changée et je dois encore me le répéter. J’ai parfois des doutes mais je sens que j’avance dans le renoncement par rapport à ce que j’étais. Je ne peux plus supporter le bruit, le manque de sommeil ou la marche comme je le faisais avant. Je ne partirai donc pas sur le chemin de Compostelle. Mais Compostelle, en fait, c’est tous les jours. On peut convertir ses renoncements. Maintenant, marcher quelques kilomètres en terrain plat, c’est pour moi un vrai miracle. Ça m’éprouve mais j’y arrive. Et je le savoure. La souffrance quotidienne me rappelle de rester concentrée sur l’essentiel. Comme un garde-fou. C’est paradoxal mais sur bien des points, je ne voudrais pas redevenir celle que j’étais auparavant. »

A travers ces épreuves cumulées, Vanessa Matz aurait-elle davantage gagné que perdu ? « Oui. »

Le Vif numéro 48, 28 novembre 2019
Par Laurence Van Ruymbeke • Photos: Valentiin Bianchi/ Hans Lucas

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